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FLORES--KIRASTINNICOS Clara

LE PACTE DE L'OUBLI

DNSEP ART - Mention Céramique                                      Promotion 2024/25

Supervisée par Indiana COLLET-BARQUERO

ENSAD Limoges

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Isabel Flores Pineda - Portrait photo scolaire - 1933

Aux membres de cette famille qui se sont dit “au revoir” un 18 juillet 1936.

«Serein et heureux

courageux et audacieux

chantons les soldats

l’hymne au combat

De nos accents

le monde admire

et regarde-nous

les enfants du Cid.»

 

«Serenos y alegres

valientes y osados

cantemos soldados

el himno a la lid.

De nuestros acentos

el orbe se admire

y en nosotros mire

los hijos del Cid.»

 

El Paso Del Ebro- Chant de Résistance - 1808

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Passage de la frontière terrestre franco-espagnole. Mon père passait par un rituel celui d’un chant. Il complétait la mélodie que j’avais acquise depuis des années par ses paroles. C’était en somme l’interaction d’un idiolecte frontalier habituel. Le matin avant même de partir, nous savions sans nous concerter, que nous allions entonner ce chant. Il était cette reprise chronique qui allait faire irruption à un moment ou un autre. L’instant était ainsi

prémédité sans même y avoir été contraint d’en discuter. Nous étions de la sorte devenus complices sans qu’il y ait

la moindre combine.

Ce chant, nous l’écoutions lors d’autres occasions. Durant ces moments-là, il était synonyme d’une ampleur symbolique plus forte. Ces autres fois, bien que notables, sonnaient comme des répétitions pour un futur interactionnel. Pendant l’âge de l’enfance, la compréhension que j’avais de ce chant était binaire. Je saisissais sans le comprendre. L’importance excessive que mon père y prêtait, ça oui, je le percevais. Cette commotion fidèle, cette fierté identitaire que je sentais chez lui, ça, oui je l’assimilais.

Ce qui est plus paradoxal, c’est qu’en moi se manifestait l’appel à une action mimétique. Le dialecte employé m’était plus que familier, toutefois l’incapacité à l’intégrer l’était aussi. Je comprenais ce chant en tant que rituel, mais pas pour ce qu’il était officieusement. 

Au domicile familial, il venait soudainement sans que

nous n’en soyons avertis. Il se manifestait à des moments imprécis pourtant réguliers, si bien que le rituel se poursuivait. De loin, les notes apparaissaient à l’image d’une sourdine formelle. Ce qui devenait pour ainsi dire l’écho clandestin dont se plaignait ma mère. De mon côté,

je dévalais les escaliers pour rejoindre mon père au

rez-de-chaussée afin d’y contribuer. L’état que nous y incarnions répondait au principe même d’une réceptivité ordonnée. Ce chant associé à une certaine mélancolie paternelle, répondait en somme à cette routine cérémonielle à laquelle nous prêtions du temps. Il en était devenu un protocole qui curieusement était censé. Il était là et nous avions cette injonction sacrée à y répondre. 

L’attitude que nous présentions était alors entraînée par les précurseurs originels de celui-ci, et ce, certainement dû à son intensité. Le chant débute par des impulsions d’instruments à cuivre enjoués puis une voix masculine, celle d’un soliste, interfère par réverbération et donne une teinte légèrement dramatique. Un refrain repris par un chœur s’en suit, lui conférant une ampleur solennelle patriotique qui s’apparente aux chants militaires. C’est par cette percussion établie qu’une pulsation devient une
marche suscitant la discipline. Le morceau propose une atmosphère brute dont les quelques défauts fabriquent le souffle d’une sonorité antérieure. Il est un chant de ralliement en même temps qu’il nous plonge dans ces sensations proche de celles que peuvent nous faire ressentir des cantiques religieux. Les poings sur nos tempes se coalisent et le chant émeut en nous ce sentiment d’appartenance.

C’est une des raisons pour laquelle je ne peux pas encore expliquer d’où il vient, puisque c’est seulement après l’enfance que je l’ai compris. Je souhaiterai pouvoir expliquer cette impression qui en devient au fur et à mesure palpable, sans savoir de quoi elle relève au départ. À l’époque, ces moments paternels s'apparentaient à une forme de dualité. Une fois de plus, je comprenais sans comprendre. J’engendrais sans conscientiser ce que j’allais engendrer.

Les premiers écrits que vous avez pu lire sont les paroles de ce chant qui fait appel à ce rite booléen ¹ que je tente de vous expliquer. Couplet initial de El himno de Riego (l’hymne de Riego), ce chant fut interprété lors de trois périodes.
Une des hypothèses est que son origine remonterait à deux cents ans. L’hymne est né de la musique qui accompagnait la marche du général Rafael del Riego (1784-1823) qui donne son nom à la chanson, contre le monarque absolutiste Ferdinand VII (1784-1833) pendant le

Triennium Libéral (1820-1823) ². Écrit par son ami le

soldat Evaristo Fernández de San Miguel (1785-1862), lui aussi originaire des Asturies.

Ce qui retient notre attention est qu’il fut adopté comme
hymne lors de la Première République Espagnole (1873-1874) et la Seconde (1931-1939).
Adopté, car il n’était pas l’hymne officiel, mais coexistait pour et par sa considération.

L’interprétation cantique se déclenche lors de cette traversée territoriale. Ce moment précis, celui où la frontière est franchie, agit comme un déclencheur symbolique : le chant devient le signe d’une transition passagère. Elle en découle ainsi la nostalgie d’un récit dans lequel nous n’avons pas
existé. Une forme de mélancolie héritée est alors évoquée. En somme, c’est l’incohérence au sein de l’anamnèse. On se souviendra en tant que mémoire du passé vécu malgré l’absence propre. Ce paradoxe de la mémoire, censée ramener un souvenir personnel, devient ici collective, presque fictive, pourtant ressentie comme intime. Il s’agit de cette idée d’héritage mémoriel : porter en soi la trace d’un passé qui nous précède, d’un vécu que nous continuons sans en avoir été les témoins. C’est une mémoire par procuration, qui est profondément incarnée.
La “frontière” se fait ressentir, tant sur l’aspect kilométrique, que celui d’un sentiment enfoui. Devoir l’affronter n’est pas évident. Ce phénomène de légitimité apparaît alors instinctivement, il relève d’une construction identitaire. Le travail que je cherche à présent à faire est de comprendre. Comprendre ce que pendant de nombreuses années, je n’avais pas interrogé, puisqu’il n’avait pas vocation à l’être, dû au fait qu’il s’agissait de mon enfance.
Se rendre dans un pays où nous n’avons pas vécu, mais auquel nous sommes profondément attachés répond à cette hypothèse de loyauté. Nous ne rentrons pas au pays, car ce pays, nous n’y avons pas grandi, nous n’y avons pas forgé des repères, nous y allons pour quelques ancêtres, qui ont marqué notre mémoire.

 

 

 

 

 

Je n’ai pas grandi là-bas. Je ne m’y rendais que pour des vacances d’été comme la plupart des enfants issus de familles immigrées. J’ai grandi en France avec un père qui m’a demandé à l’âge de neuf ans si je voulais la nationalité espagnole. Une dualité intervient ici : une identité acquise par droit, sur sol français et celle demandée pour une filiation mémorielle. Je suis devenue officiellement espagnole en France à neuf ans. 

Décision qui en réalité était déjà opérée, une décision prise par une origine officieuse. À vrai dire à cet âge, on ne réfléchit pas si l’on souhaite une double nationalité ou pas. Pourtant, à neuf ans, je l’ai accordé car sans doute, je le savais, c’était la suite logique.

Je n’ai que très peu de souvenir de cette demande, qu’elle soit antérieure ou ultérieure. Je me doute que des appels téléphoniques entre la France et l’Espagne ont eut lieu, que cela soit pour des préparatifs administratifs ou pour une annonce homologuée. La souvenance du jour opportun à ma nationalité lors du consulat m’est atteignable. Pendant l’obtention des papiers, je suis passée par plusieurs bureaux accompagnée de mon père. Nous nous sommes assis dans un couloir du premier étage et face à nous était dressé la Rojigualda ³. Mon père s’est alors mis à m’expliquer les armoiries de celui-ci, tout en les comparant avec celles de la Tricolor ⁴.

« Bon, tu vois là, regarde. Tu vois l’écusson au milieu ? Il est divisé en plusieurs quartiers. Chacun d’entre eux représente un royaume de l’Espagne. Là il y a le château pour le royaume de Castille ; le lion c’est pour le royaume de León ; les chaînes pour le royaume de Navarre ; et la grenade pour le royaume, eh bien, le royaume de Grenade. Là au centre,

il y a un écusson bleu avec des fleurs, tu le vois ?

C’est la maison des Bourbon, la dynastie royale actuelle.

Chez nous (les Républicains Espagnols), ça n’y est pas !

Et au-dessus, tu vois la couronne ? Elle symbolise
la monarchie. Sur le nôtre elle est remplacée par un château. Et là, la dernière bande rouge, elle est remplacée par
du violet. Par contre les deux colonnes d’hercule, “plus ultra”, toujours plus loin ça, c’est resté...»

 

 

 

À cet instant, je savais que j’allais obtenir ces papiers avec pour même comparaison que celle qui me fut présentée. Ces papiers que je m’apprêtais à recevoir portaient déjà en eux une contradiction silencieuse. Ils étaient le reflet d’un héritage républicain scellé sous le sceau d’une monarchie. Deux identités s’entremêlent, où la filiation et l’institution sont réunis dans un même document. Une fois de plus je ne devenais pas espagnole de manière élémentaire. L’abord clandestin qui apparaissait la devant moi était la raison de cette demande identitaire. Le fait de m’expliquer qu’il existe bel et bien un autre drapeau “non officiel” (La Tricolor) dans un office qui a pour liturgie la monarchie, semblait essentiel à la nationalité que j’allais acquérir dans quelques minutes. Je ne suis pas devenue simplement espagnole : dans le rôle premier qu’on donne à cette citoyenneté, non je devenais espagnole pour une autre raison.

Ce jour-là, mon père m’a demandé dans quelle ville je souhaitais voter plus tard. J’avais le choix entre Barcelone ou Madrid, j’ai choisi Barcelone pour la raison la plus enfantine et primaire, c’est qu’il s’agissait d’une ville proche du littoral. Ce choix d’une ville ou d’une nationalité, je ne le regrette pas. J’en suis même fière ! Seulement voilà, c’est une fois de plus le paradoxe d’une double identité. Je chemine désormais entre une mémoire et des souvenirs transmis non vécues. Sur bien des aspects cette double nationalité n’est pas négligeable. Pouvoir voter deux fois pour les élections européennes, oui il y a un avantage. Mais se sentir légitime de voter dans un pays dans lequel nous n’avons pas grandi est questionnable. 
À vrai dire, mon passeport espagnol ne m’ est pas tant utile, dans le cas de sa fonction première. Quand je dois présenter mes papiers d’identité, ce sont les français que j’utilise. Quelques fois le consulat espagnol m’envoie un courrier et je me rappelle que oui, j’ai le devoir et le droit d’y contribuer. Mais en réalité si à neuf ans j’ai choisi d’obtenir cette double nationalité, c’était pour un autre argumentaire moteur. À l’époque, je n’avais pas énoncé une pensée substantielle là-dessus, mais au fond de moi, j’avais acquis qu’il ne s’agissait pas de raisons paperassières.

Le 20 novembre 1975, c’est la mort du Caudillo : Francisco Franco. C’est seulement après trente-six ans de dictature et d’une guerre civile de trois ans que la période franquiste prit officiellement fin. En 1976, le fils que le dictateur avait nommé comme successeur, le roi Felipe VI s’engage à construire la voie vers la démocratie. La loi d’amnistie fut promulguée en 1977, plus connue sous le nom de “pacte de l’oubli”. Le Congrès des députés en charge de cette loi, l’a présenté comme un élément de “réconciliation nationale”. Basée sur l’oubli d’un épisode tragique et d’une mémoire commune à la population espagnole, elle était censée être le processus politique pour guérir ce traumatisme espagnol. Seulement le problème est le suivant : cette loi permettait d’interdir de juger les responsables de violences commises sous le franquisme. Les espagnols s’amusaient à faire un jeu de mots en parlant de cette loi comme une loi non d’amnistie, mais finalement d’ “amnésie”. Ce qu’il faut ainsi comprendre c’est que l’impunité de ces actes ne laisse aucune justice aux familles qui ont payé les conséquences de leurs responsables.

 

 

« La question de la mémoire historique de la Guerre d’Espagne (1936-1939) et du franquisme (1939-1975)

agite aujourd’hui la société espagnole dans ses différentes strates, engageant une réflexion sur le plan juridique,

politique ou encore culturel.Pour comprendre cette résurgence, il convient de rappeler que la transition espagnole (1975-1982) s’est faite sous le signe de la “réconciliation nationale”. Pour y parvenir, l’idée dominante fut de projeter le pays vers le futur plutôt que vers le réexamen de son passé le plus récent. Elle conduisit à ce que l’on appelle parfois le « pacte de l’oubli», où vainqueurs et vaincus furent renvoyés dos à dos. De ce point de vue, la

loi d’amnistie d’octobre 1977 marque une étape importante, car elle interdit notamment de juger les exactions franquistes. […] La transition espagnole fut concertée, négociée entre différents secteurs politiques et semble avoir répondu à l’attente d’une grande partie de la population. Pourtant, elle implique, telle qu’elle se déroula,

l’impossibilité de juger les crimes d’un régime franquiste construit sur l’exclusion systématique des vaincus.

De toute évidence, les violences physiques ou morales subies durant près de quarante ans de dictature laissèrent

des traces durables. 

 

Les mots de Ricœur trouvent un puissant écho dans le cas espagnol : « Ce qui fut gloire pour les uns, fut humiliations pour les autres. À la célébration d’un côté correspond de l’autre l’exécration. C’est ainsi que sont emmagasinés dans les archives de la mémoire collective des blessures symboliques appelant guérison . » » 

Suite à cet épisode, il faudra attendre 2007 pour qu’une autre loi permette la neo-genèse de l’Espagne. La loi sur

la mémoire historique, votée cette année-là a permis aux enfants et petits-enfants de républicains espagnols exilés d’acquérir la nationalité espagnole dont leurs parents ou
grands-parents avaient été privés lors de l’exode. Elle a permis aux descendants la possibilité de rechercher l’histoire de leurs parents, avec les archives mis à disposition par l’état espagnol. Cela a notamment permis à certains exilés de retrouver les sépultures des victimes.
Les consulats espagnols pour la plupart situés en France ou en Amérique-Latine sont devenus alors, pour de nombreux Espagnols d’origines ayant fait leurs vies ailleurs, l’équivalent d’une croyance convictionnelle. Ces lieux administratifs prenaient ainsi la dimension d’un espace presque spirituel. On ne s’y rendait pas seulement pour remplir des formulaires, mais pour renouer avec une part perdue de soi. Réaffirmer une appartenance mise en suspens. Une croyance qui a permis à des descendants 

de retrouver leur nationalité perdue lors de la guerre civile.

Il ne s’agissait donc pas d’un simple acte légal, mais d’une forme de réparation intime. Retrouver une nationalité, c’était retrouver une filiation, redonner un nom et une continuité à une mémoire que l’exil avait interrompue.
C’est par cette croyance, synonyme d’espoir, que ma nationalité a marquer mon identité. Elle ne se résume pas à un simple choix étatique. Avoir un bout de papier ou pas définissant mon origine aujourd’hui, n’est pas comme dit précédemment, si important du point de vue rudimentaire. Ce n’est pas  le  document  en  lui-même qui  compte,  mais 

ce qu’il  représente :  la  continuité  d’un  souvenir,  la reconnaissance d’un lien transmis par-delà les générations. J’ai gratifié oui d’une seconde identité par cette loi et par cause, je suis devenue espagnole “officiellement” pour la mémoire. Une mémoire familiale qui m’a été transmise et qui rejoint cette nationalité requise. Une mémoire qui rejoint la grande histoire puisqu’elle est le récit de bien d’autres familles exilées ou restées sur sol espagnol.

Mon père m’a expliqué que dans les premières semaines du lendemain de la loi de mémoire historique, il s’est rendu au consulat général d’Espagne à Paris, celui du boulevard Malesherbes dans le 17e arrondissement. Il y avait là sur plusieurs mètres, une queue constituée nombreuses personnes venant faire leur demande de nationalité espagnole. Parmi ces gens, certains comme moi, ne parlaient pas la langue, mais tous animé par une impérieuse nécessité de savoir si nous pouvions y prétendre. Ma nationalité espagnole prend naissance ici,

et se joint à toutes les autres pour composer pour une chronique individuelle et collective.

Quand je dis que je suis espagnole, je le dis pour la mémoire de l’histoire familiale qu’on ma transmise. Je fais partie de cette quatrième génération d’une famille républicaine. Quand je parle de l’Espagne, je ne me sens pas tant attachée pour son folklore ibérique, ma culture s’arrête à ses souvenirs familiaux, non vécus. En résumé, elle en devient une anomalie de racines dénuées de familiarité. Ceci explique donc ce paradoxe d’une identité greffée, une identité qui n’est pas la mienne mais, qui le sera tout compte fait.

¹

 

²

 

 

 

    ³

 

 

 

 

 

Le terme booléen fait référence à une logique fondée sur deux valeurs opposées (vrai/faux, oui/non), utilisée ici pour évoquer un rituel binaire, à la fois présent et absent, conscient et inconscient.

 

Le jour de l’An 1820, dans la ville de Las Cabezas de San Juan (Séville) : Le Roi, surnommé «Le Félon» pour sa déloyauté,  doit son trône à tous ceux qui ont combattu dans la guerre d’Indépendance. Il n’a cependant pas juré la Constitution, pacte entre le Monarque et le peuple. Il a fallu une grande foule autour du Palais Royal de Madrid pour qu’il se conforme à contrecœur aux exigences de Riego. Néanmoins, la monarchie fut rétablie après une période qui a vu l’instauration de nombreuses réformes politiques, sociales et économiques. 

 

Drapeau espagnol (1981)

Drapeau espagnol Républicain (1931-36)

Ozvan Bottois - la mémoire historique de la guerre civile espagnole et du franquisme dans l'art contemporain espagnol : la pratique de l'art, l'écriture de l'histoire. - Université Paris III Sorbonne Nouvelle, Centre de recherche sur l'Espagne Contemporaine - p. 326 - 2014

Paul Ricœur - La Mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit. - p.96 - 2000

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