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« Ils sont nombreux, ceux qui partent à la recherche de l’Eldorado »16 , disait Carlos Saura, réalisateur espagnol

de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Lors de son voyage sur les côtes du Costa Rica, il se replonge dans une ancienne histoire native. En 1536, nombre d’expéditions furent planifiées durant l’ère des conquistadors. Cette même année, une rumeur circule : on raconte qu’une étrange cérémonie se déroule dans la chaîne des Andes.

Les festivités ont lieu au bord d’un lac situé au fond du cratère d’un ancien volcan, le “Guatavita”, pour célébrer l’avènement d’un nouveau chef. Le corps de l’élu est alors
recouvert de poudre d’or avant de subir un rite d’immersion, tandis que les membres de la tribu jettent
de grandes quantités d’or et de pierres précieuses dans l’eau. Le mythe des cités d’or, né après la découverte de l’Amérique est alors acculé à l’Eldorado, baptisé par les conquistadors eux-mêmes. Ils ne cherchent plus les cités, mais celui de l’Eldorado. Et c’est sur cette fascination à la fois extrême et cruelle que les peuples autochtones subirent la violence des colonisateurs.

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Quatre siècles plus tard, Carlos Saura revient sur ces

terres conquises par ses ancêtres et s’empare du mythe

avec El Dorado. Le tournage, long de neuf mois, visait à reconstituer l’une des expéditions ordonnées par le roi Philippe II d’Espagne, menée par le conquistador Lope de Aguirre. Le réalisateur choisit pour décor la partie la plus intacte de l’Amérique centrale : le parc national de Tortuguero, vaste réserve naturelle de 19 000 hectares

sur la côte caraïbe du Costa Rica. 

El Dorado est le premier film que Saura tourne hors d’Espagne, et comme les conquistadors avant lui, il fait l’expérience de la découverte d’un territoire fantasmé.

La jungle, la cordillère de Talamanca, les territoires autochtones deviennent le reflet d’un monde englouti par la colonisation. Le royaume de l’homme doré, souverain local recouvert d’or avant de plonger dans un lac, se transforme en leurre destiné à tromper l’envahisseur. Pendant des siècles, les tribus guident volontairement les Espagnols vers de faux chemins : l’Eldorado n’existe pas. Sa poursuite
nourrira pourtant quatre cents ans de déraison et de violence, une quête sans issue où les conquérants
ne trouvent jamais ce qu’ils cherchent. 

À travers Lope de Aguirre, Saura évoque une mémoire confisquée, altérée par les récits officiels. Le tournage d’El Dorado m’a fait réfléchir ; il m’a ramenée à ce qui, dans mes recherches, entoure le régime franquiste : la dépossession d’une histoire, la manipulation des récits, la perte du réel au profit d’un mythe. L’acteur Gustavo Rojas confie que les images du film traduisent cette impression d’enfermement : le navire est le seul refuge des Espagnols, isolés dans la traversée du fleuve Amazone, incapables de
savoir ce qui se cache derrière le berge. Cet étouffement devient la métaphore même de la colonisation, une conquête du dehors, mais surtout du dedans. Saura a voulu faire du climat, de la moiteur, de la chaleur, de la peur, des protagonistes à part entière.

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L’Eldorado, finalement, c’est la cause silencieuse de tout artiste : chercher sans savoir exactement ce que l’on cherche. C’est vouloir atteindre quelque chose de l’ordre de la vérité ou du souvenir, mais se heurter sans cesse à son illusion. Et c’est là, peut-être, que mon propre travail rejoint celui de Saura : dans cette tentative de mettre des
images et des mots sur un héritage incertain, celui de la guerre civile espagnole. En tant que descendante de famille républicaine, je marche sur un territoire invisible, hanté par des voix tues et des mémoires effacées. Nous cherchons une mémoire dispersée, faite de silences, de transmissions fragmentées, d’histoires familiales qui ne se disent qu’à demi-mot. L’Eldorado n’est pas un lieu ; c’est une quête. Celle d’un sens, d’une identité, d’une histoire recomposée.

Et c’est dans cette recherche que se construit toute une génération : celle qui, au travers de l’art, tente de transformer l’absence en lumière, le silence en récit, et la perte en mémoire.

La réalisatrice parlait d’un concept issu de la “théorie du gisant”18, qui interroge ce qui survit d’un deuil  inachevé. Théorisée dans les années 2000 par le docteur Salomon Sellam. À partir de nombreux cas clinique, il décrit le gisant comme le mort symbolique dont le souvenir n’a jamais été apaisé. Lorsqu’un drame survient, une mort brutale, une disparition, une injustice et que le deuil reste bloqué, il engendre une mémoire transgénérationnelle. Cette mémoire ne se dit pas, mais elle se rejoue. Inconsciemment,
un descendant peut être désigné, choisi pour “réparer” le drame. Il devient le réceptacle d’une souffrance qui ne lui appartient pas. Cette personne, sans le savoir, reproduit les émotions, les symptômes, parfois même les destins du défunt. Elle vit pour deux, prisonnière d’un passé qui continue de se rejouer à travers elle. Ce syndrome évoque cette réparation transgénérationelle inconsciente d’un
drame injustifié et injustifiable. La psychogénéalogie propose alors d’explorer une mémoire enfouie afin
de la reconstituer. Par le génosociogramme (arbre généalogique), on y remonte le cours des dates, des
événements, des silences pour comprendre ce qui, dans notre présent, trouve racine dans un passé non résolu.

 

Et c’est ici que cette théorie résonne avec le travail que je tente de reconnaitre. Dans ces familles espagnoles, il y a des gisants. Des morts qu’on n’a pas enterrés, des paroles qu’on n’a pas dites, des images qu’on a tues. Peut-être que mon père, à sa manière, fait partie du gisant familial,
porteur d’une douleur héritée, d’une mémoire lourde, pétrifiée. Et peut-être que moi, dans ma recherche, dans ma création, dans mon besoin de comprendre, j’en deviens la réparation (sans vouloir rentrer dans ce postulat là.) il y a quelque chose d’un mimétisme silencieux entre : comprendre la peine, la traduire, tenter de la libérer. C’est sans doute une forme d’empathie, mais aussi de continuité.

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El Dorado - Carlos saura réalisatrice docu : Julie Delettre

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Julia Ducornau - Alpha - Présenté en compétition officielle au festival de Cannes et sortit en salles le 20 août 2025

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Salomon Sellam (Médecin et psychogénéalogiste) a introduit dans les années 2000 la notion de « syndrome du gisant ».

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L’El Dorado de Carlos Saura ouvrait déjà la voie à cette quête inlassable, celle d’une vérité enfouie, d’une
mémoire empêchée. Mais si la mémoire historique et politique tente de reconstituer les faits, il existe une autre mémoire, plus invisible, plus intime : celle qui s’inscrit dans le corps, dans le silence, dans le geste. Une mémoire qui se transmet avec ou sans mots, à travers les générations.

 

Récemment, je suis tombée sur un entretien de Julia Ducournau pour son film Alpha17, présenté en 
compétition officielle au Festival de Cannes.

Ce qu’elle y évoquait m’a impactée, tant cela résonne avec
mes recherches et ma propre histoire familiale.
Elle y disait : « Comment un deuil qu’on n’a pas réussi à faire, dans une famille, ou dans la société en général, crée un cycle qui ne s’interrompt jamais et qui se reproduit. »

«Je suis tombée, une fois sur une théorie, qui me semble être assez controversée, même si moi, n’étant pas médecin, ni psychanalyste, c’est pas à moi de juger ça, mais j’ai trouvé la théorie intéressante dans ce qu’elle est de cinématique.

Il y a une théorie qui s’apelle la théorie du gisant, en fait.

Le gisant, ça va être la personne qui a subi la mort brutale dont a n’a jamais fait le deuil, personne, ou frange, de la population. Et, en fait, que la personne récipiendaire, dans

la génération après, va se mettre à reproduire les même symptôme que celui qu’on appelle le gisant, donc le mort,

ou les morts originels. Et cette notion de gisant, je l’ai trouvé
extrêmement belle parce que les gisants, c’est les statues évidemment, allongées saints et de rois sanctifiés qu’on voit dans les cathédrales, dans toutes les églises et tout ça. [… ] L’idée c’était vraiment de créer une image inédite et donc à partir du moment où on a les références, c’est-à-dire quelle couleur de marbre je voulais, quel degré de polish, là où on voit vraiment la pierre. Les gisants sont polis parce que c’est des millénaires de gens qui ont passé leurs mains dessus.

C’est une surface qui est très plane et qui reflète énormément la lumière. C’est ça qui est particulier, quand c’est poli, c’est pas un spéculaire, si tu veux, c’est très précis, c’est quelque
chose de plus étale. Donc c’est pareil, on s’est mis d’accord sur les teintes de marbre, marbre jaune, de marbre noir, la teinte des veinures dedans, et tout ça, le degré de craquelure. [… ]

Il fallait les rendre lourds, ces gens. Si c’est du marbre quand tu v’as t’asseoir, ça va faire CLANG. Donc du coup, il fallait créer ce son-là. Donc on a évidemment traitées les malades dans le film de manière très spécifique dans leur déplacement à chaque fois. »

Ma réflexion porte pour ainsi dire sur cette mémoire souterraine, invisible, celle du psychique du non-dit, du transmis. Elle est cette mémoire qui ne se lit pas dans les documents, mais dans les attitudes, les émotions, les répétitions. Elle est certes collective mais rejoint celle de intime. Alors peut-être que la véritable transition démocratique, au-delà des lois et des jugements, commence là : dans la reconnaissance d’un deuil inachevé, dans la parole retrouvée, dans le travail de mémoire que chaque descendant entreprend, à sa manière. C’est dans cette réconciliation entre l’histoire et la psyché, entre le
passé et le présent, que se loge la possibilité d’une paix.
Non pas celle qui efface, mais celle qui accepte de regarder, enfin, ce qui a été pétrifié.

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