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​Passage de la frontière terrestre franco-espagnole. Mon père passait par un rituel celui d’un chant. Il y complétait

la mélodie que j’avais acquise depuis des années par ses paroles. C’était en somme l’interaction d’un idiolecte frontalier habituel. Au matin même avant de partir, nous savions qu’il allait avoir lieu sans même nous concerter. Il était cette reprise chronique qui allait faire irruption à un moment ou un autre. L’instant était ainsi prémédité sans même y avoir été contraint d’en discuter. Nous étions devenus de la sorte complice sans pour autant qu’il y

ait la moindre combine.

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Ce chant, nous l’écoutions lors d’autres occasions, mais durant ces moments-là, il était synonyme d’une ampleur symbolique plus forte. Ces autres fois, bien que notables, alors sonnaient comme des répétitions pour un futur interactionnel. Pendant l’âge de l’enfance, la compréhension de ce chant était binaire. Je saisissais sans le comprendre. L’importance excessive que mon père y prêtait, ça oui, je le

percevais. Voire cette commotion fidèle, discerner cette fierté identitaire chez lui, ça, je l’assimilais. Ce qui est plus paradoxal, c’est qu’en moi se manifestait l’appel à une action mimétique. Le dialecte employé m’était plus que familier, toutefois l’incapacité de l’intégrer l’était aussi. Je comprenais ce chant pour son rituel, mais pas pour ce qu’il était officieusement.​

Au domicile familial, il venait soudainement sans que nous n’en soyons avertis. Se manifestant à des moments imprécis mais pourtant réguliers, si bien que le rituel se poursuivait. De loin, les notes apparaissaient à l’image d’une sourdine formelle. Ce qui devenait pour ainsi dire l’écho clandestin dont se plaignait ma mère. De mon côté, je dévalais les escaliers pour y rejoindre mon père au rez-de-chaussée afin d’y contribuer. L’état que nous y incarnions répondait au principe même d’une réceptivité ordonnée. Ce chant associé à une certaine mélancolie paternelle, répondait en somme à cette routine cérémonielle à qui nous prêtions du temps. Il en était devenu ce protocole qui curieusement était devenu censé. Il était là et nous avions cette prérogative sacrée à y répondre. 

L’attitude que nous présentions était alors entraînée par

les précurseurs originels de celui-ci, et ce, certainement

dû à son intensité. Le chant débute par des impulsions d’instruments à cuivre enjoués donnant place à un enchaînement humain. La voix masculine, celle d’un

soliste interfère par réverbération légèrement dramatique. Un refrain de chœur mixte s’ensuit, évoquant une ampleur solennelle patriotique qui s’associe en définitif aux chants militaires. C’est par cette percussion établie qu’une pulsation devient une marche suscitant la discipline.

La bande sonore propose une atmosphère brute avec quelques défauts qui donne ce souffle d’une résonance antérieure.  Dans ce cas, il se rend tel qu’un chant de ralliement aux côtés cantiques et religieux. 

Nos poings sur nos tempes se coalisent et il émeut en nous enfin ce chant d’appartenance.

L’Ateneo Republicano : association mémorielle et culturelle des exilés républicains espagnols, est la maille vivante du tissu républicain espagnol. Ses membres œuvrent à faire perdurer la mémoire des exilés à travers des actions culturelles, pédagogiques et commémoratives. Ils interviennent dans les écoles, les villages, les municipalités, pour rappeler l’histoire de ceux qui ont dû partir, mais n’ont jamais renoncé à leurs idéaux. En s’aidant par des archives départementales, des témoignages et autres, ils travaillent à identifier des récits oubliés, à redonner un nom à ceux que l’histoire a tus. L’Ateneo fait de la mémoire une présence active, un engagement pour que le passé devienne l’acte

mémorielle au sein d’un présent.

Voilà aujourd’hui deux ans que la question de cette mémoire espagnole au travers de sa guerre civile me préoccupe. Deux ans que je m’y consacre pour comprendre l’expérience d’un récit parental, choses auxquelles je n’avais pas précisément convoqué au milieu de ma pré-vie. Comprendre de cette façon un récit qui ne m’appartient pas (au sens propre du terme), puisqu’en tant qu’individu isolé,
certes, relié par une génétique, mais non-concerné au premier degré.

Ce travail, je l’ai entamé lors de ma troisième année de diplôme à l’École Duperré à Paris dans mon cursus des premières années d’études. Il était quand j’y réfléchis sans doute imprécis, mais nécessaire pour l’avancer actuelle au sein de ma quatrième année en master à l’Ensad Limoges.

Cette préoccupation bien que privé au départ, en est devenue collective. De nos jours de nombreux descendants qu’ils soient espagnols, arméniens7, libanais8, rwandais9 ou encore chiliens10 ... sont concernés par des épisodes tragiques intra-familiaux, qu’ils soient formulés ou non, conscients ou inconscients. L’appréhension de cette mémoire est significative d’un dialogue serré : familiale mais également nationale. C’est la petite histoire dans la grande histoire, elle est ce qu’elle relève d’une collectivité paradoxalement intime.
Des souvenirs appartenant à une distance temporelle authentique, puisque quatre générations entre les
événements espagnoles franquistes et notre ère actuelle. Cette distance n’efface rien, au contraire, la
mémoire devient alors davantage vibrante. Ils sont ces souvenirs comptés, car ils en étaient les buts initiaux. Des récits qui ont été pensés pour durer, pour être racontés encore et encore, afin qu’il ne tombe dans une cellule silencieuse de l’oubli. Ainsi, le récit émotionnel est évoqué. Il devient le lien fragile entre ce qui fut et ce qui demeure. Cependant, il en est le dialecte d’un scénario absent de notre propre personne. Nous parlons à travers les voix d’autres vies ; nous prêtons nos mots à ceux qui, parfois, n’ont plus les leurs.

C’est pourquoi la quête d’une autosuffisance est survenue à un moment précis lors de mes recherches. Il me fallait trouver ma propre manière de dire, ma façon d’exister au sein d’une histoire héritée. Après réflexion, je devais concevoir la comparaison entre le souvenir pure et cette imagination dérivée de faculté critique. Celui où le souvenir se transforme en pensée, où l’émotion devient matière d’étude. Catherine Catinus (bibliothécaire à l’Ensad Limoges) m’a alors passé le contacte d’une de ses amies qui
a travaillé sur la mémoire de ces exilés espagnols arrivés sur le territoire Limousin. Anne Barny, ancienne
documentaliste aux Archives départementale de la Haute-Vienne. Elle m’a ainsi partagé ses références de fonds d’archives retraçant cette période traumatique à consulter. Mes visites sont devenues alors les réceptacles de mes récits paternels, à la différence qu’ils étaient appuyés par des documents politiques et sociaux. L’imaginaire devenait ainsi matériel, la notion d’enquête fut par conséquent : le point  de  départ.  J’ai  feuilleté  bons  nombres  de documentations, toutes réparties dans des cartons et par chemises annotées. Ils étaient construits autour de diverses affaires. En premier lieux, des demandes de
réintégration sur sol français par les réfugiés français venant d’Espagne ou un secours fut accordés par le
ministère de l’Intérieur. En outre, des notices individuelles par communes d’évacuation. Des listes nominatives de réfugiés de moins de dix-huit ans, au même titre que des recensements des réfugiés dans le département.

Rejoignant celle des recherches de familles ou d’individus.

Ainsi des correspondances relatives à des situations particulières, afin d’y retrouver tel hommes, femmes et enfants (souvent écrits par des gentilés français en aide

aux exilés espagnols) ont émerger.

Malgré l’abondance d’arguments, la réflexion autour d’une notion de manque persistait. Certes, les archives départementales assurent la mémorisation d’évocations historiques, mais l’absence d’un certificat de présence ne correspondait pas au type de preuve que j’espérais trouver. Ce que je cherchais n’était pas de l’ordre du factuel, mais du vivant : un signe que ces vies avaient réellement été vécues. C’est alors que l’idée du recueil de témoignages de descendants de familles républicaines espagnoles s’est
imposée. Les voix sont venues remplacer les traces, la parole a pris le relais de l’archive. L’idée d’entrevues filmées est donc intervenue assez instinctivement, puisque c’est de cette manière que je l’ai rencontré, via le concept d’une narration inculquée depuis l’enfance. Une manière de réactiver le fil de transmission, de prolonger par l’image ce qui, dans nos familles, se transmettait à voix basse.

Il reflète un travail qui peut paraître celui d’historien, mais il en est interposé de récits, leurs récits familiaux là où
s’introduit la perception privée de leur discours. Ma recherche ne se veut pas dans l’exactitude des faits,
mais plutôt dans la vérité des voix : leur manière de raconter, de reformuler et de sentir.


Des versions qu’ils connaissent avec exactitude, puisque tout compte fait, elles font parties d’une répétition domestique. Transmises dans les cuisines, dans les repas de famille ainsi que dans les silences. Des récits formant un refrain générationnel, une mythologie intime qui se répète sans s’épuiser. Le terme de celui de mythe exposé dans l’ouvrage “Formes graphiques de Jean-François Chevrier“ font alors écho en ce sens :

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« Le mythe est « réduit » quand il devient un argument, sinon un prétexte, dans un processus de fabulation dont le ressort et l’enjeu se trouvent dans la biographie de l’artiste

ou de l’écrivain. La mythologie individuelle est une transformation de la biographie, qui opère notamment

sur les éléments généalogiques constitutifs

du roman familial.»10

 

Elle est la mémoire conscientisée, car elle n’appartient en aucun cas à une mémoire épisodique 12 interpersonnelle. Elle ne vient pas d’un vécu propre, mais de la conscience d’un héritage. Elles sont dépositaire d’une mémoire fantasmer, d’une mémoire recomposer. Un imaginaire cousu, de récits ajustés, parfois idéalisés, mais toujours habités. Il est cette source inépuisable de notre imaginaire. Il est une fois de plus cette expérience du souvenir manquant. Ce manque n’est en aucun cas un défaut, il est
le moteur du récit, c’est peut-être ce vide qui pousse à raconter. C’est sur cette intrigue que vous allez
assister à cela, entre absence et mémoire, entre silence et parole.

Je tiens ainsi à exprimer une gratitude émue à ces personnes qui ont accepté promptement de prendre
part à ces rencontres filmées. Des entretiens qui sont devenus des lieux de mémoire et de ressentis partagée, là où tout simplement par des espaces où des voix se croisent et se répondent. Merci à Violette Sergent Baranda et à Francis Boluda , qui ont offert spontanément leur temps, leurs confiances et leurs souvenirs.


Je veux aussi remercier mon père François Flores , qui au départ, je n’imaginais pas qu’il accepterait de se prêter à cet exercice. Sans lui, rien de tout cela n’aurait vu le jour, et qu’il se rassure, tout cela continue d’exister, de se transmettre et de se raconter.
Une pensée enfin pour ma grand-mère Isabel.

Elle n’a pas pu, cette fois, mettre des mots sur son histoire, tant elle reste douloureuse à porter. Mais à travers ce projet, nous honorons la mémoire de son père et de

tant d’autres silencieux.

 

 


Ces images sont plus qu’un témoignage : elles sont un passage, un relais.

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Arménie - Génocide et guerre civile Ottomane (1915-1920)

Après le génocide de 1915 et la guerre d’indépendance turque, de nombreux arméniens trouvent refuge en France. 

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Liban - Guerre civile (1975-1990)

La guerre civile pousse de nombreuses familles libanaises, souvent francophone, à s’installer en France.

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Rwanda - Génocide et guerre civile (1994)

Des rescapés du génocide des Tutsi et des violence de la guerre civile se réfugient en Europe, dont la France. 

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Chili - Coup d’État et répression de Pinochet (1973)

Après le renversement de Salvador Allende, des militants de gauches et leurs familles trouvent asile en France. 

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Marcel Duchamp, « Pablo Picasso. Peintre, Sculpteur, Graphiste, Écrivain », Duchamp du signe, éd. Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, Introduction §2 p.15 -1975

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« Mémoire des moments personnellement vécus (événements autobiographiques). Elle commence à se constituer entre les âges de 3 et 5 ans, puis se forge tout au long de la vie. Elle est étroitement imbriquée avec la mémoire sémantique : progressivement, les détails précis de ces souvenirs se perdent tandis que les traits communs à différents événements vécus favorisent leur amalgame et deviennent progressivement des connaissances tirées de leur contexte. Ainsi, la plupart des souvenirs épisodiques se transforment en connaissances générales, par un processus de sémantisation. »

Mémoire, une affaire de plasticité synaptique - Dossier réalisé en collaboration avec Francis Eustache, membre de l’unité Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine - Unité 1077 Inserm / EPHE / Université de Caen-Normandie - 2017

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•    Bagages réfugiés espagnols - Correspondance entre Angers et Maine-et-Loire                1937 - Archive de la Haute-Vienne

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•    Liste colonie enfantine espagnole - Mas-Eloi

      1937 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Centres d’hébergement et nombres de réfugiés - Haute Vienne

      1937 - Archive de la Haute-Vienne 

 

•    Service par voie télégraphique - Canteleu

      1937 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Lettre à titre informative - Limoges

      1937 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Allocations aux réfugiés français d'Espagne - Haute Vienne

      1939 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Liste réfugiés espagnols d'un centre - Saillat 

      1939 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Centres d’hébergement et nombres de réfugiés - Haute Vienne

      1937 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Lettre d'exilés espagnol - Haute Vienne

      1938 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Chemise liste de réfugiès hébergés  - Haute Vienne

      1937-1940 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Liste de recherche familiale exilés espagnols  - Champagnac-Larivière

      1937 - Archive de la Haute-Vienne 

 

•    Notices de réfugiés espagnols - Eymoutiers

      1939 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Liste nominative des réfugiés espagnols hébergés - Magnac-Laval

      1939 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Lettre de recherche familiale exilés espagnols - Magnac-Laval

      1939 - Archive de la Haute-Vienne 

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•    Centre de réfugiés espagnols - Pensol

      1938 - Archive de la Haute-Vienne 

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